Amitiés avec Kazantzaki

Les deux frères (Albert Schweitzer et François d'Assise)

Jamais je n’ai pu les séparer dans mon cœur, ces deux personnalités si fas­cinantes. Éloignées l’une de l’autre, dans le temps de l’histoire, certes, mais unies sous l’angle de l’éternité. J’aimerais dire : unies dans le sein de Dieu. Se ressem­blant comme des frères: saint François d’Assise et Albert Schweitzer. 

Un même tendre et ardent amour de la nature; dans leurs cœurs s’élèvent nuit et jour des hymnes au soleil et à la lune, à l’eau et au feu, avec lesquels nous sommes tous parents. Je vois l’un et l’autre tenir entre leurs doigts la feuille d‘un arbre et plongés ainsi dans sa contemplation y reconnaître le miracle de toute la création. 

Le même saisissement, le même respect pour tout ce qui respire et qui a une âme: pour l’homme, le serpent ou la fourmi. La vie leur paraît sacrée: se pen­chant sur chaque être vivant, ils tremblent de joie, car en chacun ils perçoivent le parfait reflet du créateur, le nôtre. Considérant une fourmi, un serpent ou un être humain, ils découvrent avec bonheur que nous sommes tous frères. 

La même compassion, la même bonté envers tout ce qui souffre; l’un s’est tourné vers les lépreux blancs ; l’autre, vers ceux d’Afrique. Abîme – insondable 

– de la misère et de la souffrance. Je parle de compassion et de bonté, mais je devrais dire «mèta»; ce mot hindou seul exprime vraiment le sentiment que ces deux frères éprouvent devant la souffrance des hommes. Car dans la bonté et la compassion, une division subsiste: d’un côté le souffrant, de l’autre le compatis­sant qui se penche sur lui, mais dans ce que signifie «mèta» s’opère une fusion complète, parfaite: en regardant un lépreux, je ressens que je suis «lui». Sari­al Sagathi, un mystique musulman du IXe siècle, a dit cela d’une phrase: «L’amour entre deux êtres n’atteint sa perfection que lorsque l’un dit à l’autre: ô moi!» 

Le même délire divin: renoncement aux agréments de la vie, sacrifice des petites perles, afin de gagner la grande ; on quitte la voie commode, conduisant à un bonheur médiocre, et on choisit le chemin raide qui, entre deux abîmes, monte vers la folie de Dieu. Choix réfléchi de l’impossible. Un jeune homme s’était, un jour, rendu auprès d’un ermite. «Mon père», lui dit-­il, «donnez-­moi un conseil.» 

– «Monte où tu peux.» – «Donnez ­moi encore un autre, père.» – «Monte où tu ne peux pas.» Nos deux frères ont suivi le deuxième conseil de l’ermite. 

La même gaieté: un rire qui jaillit d’un cœur qui exulte; la joie, sœur bien aimée, débordement d’une âme puissante. Et la même force de regarder en face les étranges et sombres réalités du monde, sans jamais baisser les yeux. Les sévères Spartiates ont été les seuls, dans l’Antiquité, à élever un autel en l’hon­neur du Dieu rire; c’est que l’extrême sévérité a toujours le rire pour compagnon, le rire qui seul peut aider l’homme sensible à supporter la vie. Dieu a donc fait à ces deux frères don de la gaieté et comme ils ont eu cette grâce, c’est d’un cœur joyeux qu’ils marchent sur le chemin de leurs peines, en direction des cimes. 

La même passion encore pour la musique; ce que Thomas de Celano avait dit de l’un s’applique aussi bien à l’autre: «Une très mince paroi le sépare de l’état d’immortalité, c’est pourquoi il peut entendre à travers cette cloison reten­tir la mélodie du Divin». L’enivrante joie qui les saisit alors touche à l’extase. «Si les anges, qui jouaient du violon, avaient donné un coup d’archet de plus, mon âme se serait détachée du corps, elle n’aurait pu supporter plus grande féli­cité», dit l’un. Je suis certain que l’autre, quand il joue une cantate de Bach, éprouve le même ravissement. 

Les deux possèdent la pierre de la sagesse, qui métamorphose le plus vil métal en or et l’or en esprit. La réalité dans ce qu’elle a de plus sombre, la mala­die, la faim, le froid, l’injustice, la laideur, tout cela ils le transforment en une réalité plus substantielle, où l’esprit – et plus que l’esprit – respire l’amour. Car cette pierre de la sagesse n’est pas pour eux une chose lointaine et inaccessible, située en ­dehors du domaine des hommes et dont on ne pourrait s’emparer qu’en violant les lois de la nature, non, cette pierre, elle est en eux, elle n’est rien d’autre que leur propre cœur. Un cœur dans lequel l’amour ne reste jamais en repos. 

Il y a deux ans j’avais passé un pur automne franciscain à Assise. Tout seul, je me promenais sur le chemin qui surplombe la sainte plaine d’Ombrie et je contemplais en silence, sous les rayons d’un pâle soleil, cette vaste et riante terre. Depuis toujours, elle accomplissait son devoir, procurait aux hommes le blé, aux ânes et aux bœufs l’orge et le foin; de fruits gorgés de sucre elle chargeait les vignes et les figuiers. Obéissant aux lois éternelles de la nature et restant elle­ même jeune, elle avait traversé avec patience et confiance les temps de l’enfan­tement et de la douleur pour en fin de compte donner à engranger de riches récoltes automnales. 

Là donc, à Assise, dans la splendeur de cet automne paré de grâces, j’ai eu – et ceci pour la première fois – la vision des deux frères cheminant côte à côte, sous les oliviers qui répandaient leur ombre et qui en cette saison se trouvaient pleines à craquer de petites olives vertes. À chacun de leurs pas, je me rappelais les inoubliables fioretti de frère François, qui semblaient jaillir de la terre humide, les lys de la pureté, les violettes de l’humilité et les roses rouges de l’amour triomphant. De temps en temps, ils se regardaient et souriaient. Heureux, tous deux, d’avoir rempli leur mission, à l’image de cette terre d’automne, ils se dirigeaient en chantant vers leur but le plus élevé : percer cette paroi de l’immor­talité qui les séparait de la musique divine. 

C’est pourquoi, lorsqu’à mon retour d’Assise je me suis mis à écrire Pax et bonum, mon livre sur saint François, j’ai senti comme Albert Schweitzer me soufflait mes pensées et dirigeait ma main ; si j’écrivais un livre sur lui, je suis certain que François d’Assise se pencherait par­dessus mon épaule pour me dic­ter la biographie de son frère. Ainsi Albert Schweitzer m’a­t­il aidé à écrire ce livre si bourré d’angoisses et de joies et aussi, fruit désiré entre tous, de certi­tudes. En signe de reconnaissance, pour signaler cette secrète coopération, j’ai dédié cet ouvrage au «saint François de notre temps», Albert Schweitzer. C’est l’exemple de Schweitzer qui m’a donné la conviction que la vie de François d’Assise n’est pas du tout une aimable légende, mais réalité, et que l’homme, même aujourd’hui, non, surtout aujourd’hui, en notre temps de désarroi, peut escalader jusqu’au sommet la pente abrupte de la montagne de Dieu. 

Saint François d’Assise était la dernière âme du Moyen­Age et la première de la Renaissance; dans ce monde où nous vivons aujourd’hui, saturé de laideurs, de négations et d‘injustices, il se pourrait qu’Albert Schweitzer soit la première âme d’une nouvelle Renaissance. Si ce monde doit trouver sa cohérence, il reconnaîtra dans cet homme une figure de l’humanité future. Albert Schweitzer représente parmi nous une grande consolation. Qu’il soit béni. Il nous aide à prendre confiance en ce sac de boue empli de dieu, que nous appelons homme. 

Antibes, automne 1954 

Nikos Kazantzaki 

(traduit de l’allemand par Jean­Paul Sorg)