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Information et argumentation

Sa bibliothèque "scientifique" à Lambaréné comprenait une soixantaine d'ouvrages récents, dont les éditions s'échelonnaient de 1947 à 1963. Dix ouvrages en français, deux en anglais, le reste en allemand. A cela il faut ajouter des articles de revue et sur l'actualité nucléaire un abondant dossier de presse. Comme il a toujours eu l'habitude de souligner  et d'annoter des passages dans les livres qu'il lisait, on (Benedictus Winnubst, auteur de Das Friedensdenken Albert Schweitzers, Amsterdam, 1974) a pu compter que de toute cette "littérature nucléaire" il avait lu 33 ouvrages en entier et parcouru les autres. Le plus gros travail de lecture et de documentation date de 1957 et 1958, années de la rédaction des Appels, mais il avait commencé bien avant et il continua à s'y intéresser après, ainsi que l'atteste sa correspondance. On (Harald Steffahn, dans sa biographie, Rowolts Monographien, 1979) a dit que l'effort intellectuel que l'octogénaire avait ainsi fourni se laissait comparer, toutes proportions gardées, à celui accompli entre 1905 et 1910, pour mener à terme ses études de médecine.

De tous les arguments qu'il rassemble, les moraux et les philosophiques tiennent le moins de place; les plus développés sont d'ordre scientifique et juridique. Sur les effets des rayonnements et la nuisance des retombées radioactives, le médecin donne les informations les plus pointues, en se référant à toutes les recherches en cours. Il a le souci didactique de vulgariser, sans simplifier, des connaissances difficiles qu'il importe maintenant d'enlever au monopole des spécialistes et d'intégrer dans une culture humaniste générale. Les faits doivent parler d'eux-mêmes et édifier le public, l'opinion publique. Seule la pression d'une opinion publique éclairée pourra changer les raisons d'Etat, les "logiques" des gouvernants et donner à ceux-ci le courage de s'opposer aux intérêts économiques des marchands. Schweitzer ne conçoit ainsi pas d'autre espérance que par la démocratie.

L'argument qu'il répète inlassablement, surtout dans la correspondance, où il faut aller vite à l'essentiel, est de droit: l'emploi des armes atomiques, en cas de guerre, et même en temps de paix les essais nucléaires sont contraires au Droit des gens, car ces armes atteignent, autant que les combattants, la population civile, même celle qui, au-delà de la frontière, n'est pas impliquée dans le conflit et même, par les effets génétiques de la radioactivité, des générations non encore nées. Naïveté? Foi en la raison? Schweitzer croit à la force de persuasion de cet argument. Il conseille vivement à son ami Pablo Casals (cf. Lettre du 3.10.1958) de l'utiliser, lorsqu'il donnera un concert devant l'assemblée générale de l'ONU. Les Etats civilisés reconnaissent formellement le droit des gens et ne pourront poursuivre longtemps une politique insensée qui le contredit. L'opinion publique, du moins, ne le permettra pas. On en viendra donc à arrêter des expérimentations coûteuses et dangereuses pour tout le monde, pour le monde même, et puis l'humanité s'unissant ira plus loin, elle abolira ces armes funestes. Les Etats se rendront compte, d'ailleurs, qu'ils ne peuvent se servir des armes atomiques dans les conflits localisés qui continueront à se multiplier. Non seulement l'idéalisme, mais le réalisme et le pragmatisme sortiront les hommes de l'impasse du nucléaire. Il n'est  permis de désespérer ni au théologien, qui croit en Dieu, ni au philosophe, qui croit en la raison.

Avec ces quatre Appels qui furent des interventions publiques, consciencieusement, savamment, préparées, Schweitzer avait jeté les graines, non d'un pacifisme, mais d'une pensée de la paix pour la situation mondiale du moment. Il faudra un jour écrire l'histoire détaillée de la résistance aux essais nucléaires et à l'armement atomique et, en particulier, mesurer le rôle qu'y a joué Schweitzer, l'influence qu'il a exercée, savoir s'il a réellement, efficacement, pu contribuer à faire reculer la pratique des essais et si sa parole a été pour quelque chose dans l'acheminement vers l'Accord de Moscou que les trois puissances nucléaires de l'époque, l'Union Soviétique, les USA et la Grande-Bretagne, avaient conclu le 25 juillet 1963 et qui stipulait l'arrêt des expérimentations nucléaires, dans l'air et dans l'eau, mais non sous terre? Sceptique, on peut se demander si  les politiques de désarmement, quand elles arrivent, n'obéissent pas  à d'autres raisons, qui n'ont que peu de rapports avec les mouvements "pacifistes" et l'état d'une opinion publique qu'on sait labile et manipulable ?

Dans le dernier texte connu qu'il a consacré à cette question - Le chemin de la paix, aujourd'hui -, daté de Lambaréné, 3 août 1963, il salue cet Accord, dit y voir comme une aurore, mais...le soleil n'est pas encore levé. Il termine sur un ton énergique, en appelant les peuples "en tant que tels" à se mobiliser contre les armes atomiques, s'ils veulent effectivement en être débarrassés un beau jour. Dans deux lettres parallèles, envoyées le 25 août, il félicita Kennedy et Chruschtschow pour leur largeur de vue et leur courage politique. Enfin, un rayon de lumière dans les ténèbres... C'était le seul, modeste, lyrisme qu'il se permettait en cet instant. Mince, mais tenace se maintenait en lui, à 88 ans, le principe espérance.

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